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Il était tombé, durant tout le mois d’avril, une pluie lente, sempiternelle, désespérante. On l’entendit d’abord sur les branches nues des châtaigniers et ensuite sur leurs feuilles peu à peu déployées. Le bruit discret de ce chuchotis universel fut bientôt dominé par celui des ruisseaux qui se répandaient à travers les pentes des prés. Parfois, le rire dément d’un butor au bord de la mare venait ponctuer cette interminable confidence des eaux.

On sortait le troupeau qui renâclait, qu’il fallait houspiller avec les chiens, et tout de suite la laine devenait noire, les chiens devenaient couleur de terre, les poils hérissés, les sourcils où l’eau dégoulinait leur brouillant la vue. Les barbets étaient trempés comme des serpillières.

Le berger, que ce fût Romain, Aimée ou le grand-père, le berger n’était qu’un amas informe de velours côtelé, de guêtres, de souliers à clous lourds comme des boulets, perdu sous cet immense parapluie bleu qui avait abrité trois générations de Chabassut.

Le troupeau lui-même dans cette atmosphère hagarde devait être surveillé plus que jamais car il avait tendance à s’incurver vers les barres rocheuses qui encadrent les roubines. Le mouton ne craint pas la pluie sur sa laine mais il l’appréhende autour des yeux quand le vent du sud la rebrousse au ras du sol et qu’elle lui pénètre dans les narines à chaque broutée.

Voir un troupeau sous la pluie est toujours un spectacle navrant et les bergers sous les parapluies bleus en oublient que sans la pluie il n’y aurait pas de troupeau. Ils guettent l’éclaircie, ils l’appellent, ils la commandent même à l’aide de quelques grommellements indistincts qui leur tiennent lieu de prière.

Cette année-là, l’éclaircie déchira les nuages dès le premier mai. Ce mai que nous espérions, il n’était pas question de le faire attendre. Les pyramides vert foncé qui escortaient notre destin s’étaient embellies sur leurs yeuses sévères d’un pollen jaune volatil qui les parait sous le soleil d’une poussière d’or. C’était leur façon à elles de fleurir.

Aimée, en chaque printemps et surtout celui-ci, avait toujours besoin de s’exténuer un peu. Il lui était venu depuis quelque temps de beaux yeux mélancoliques. Un matin, dans la cour de la ferme, elle désigna un point derrière le col, sous les deux pyramides.

— On va monter là-haut ! dit-elle.

Là-haut, c’était une ferme plus pauvre qu’ici encore et que Florian n’était pas peu fier d’avoir pu acheter. Il y allait rarement mais il avait l’acte de propriété dans le tiroir de la commode et ça lui suffisait. Seuls les moutons y erraient quand ils partaient à la recherche de l’herbe devenue rare.

— C’est loin ? dit Laure méfiante.

— Assez, oui, mais tu verras, tu seras récompensée.

— Qu’est-ce que c’est récompensée ?

— Tu ne regretteras pas ta peine.

— C’est plus loin que le cimetière ?

— Oh oui ! Beaucoup plus loin !

L’ascension commençait par une décourageante roubine qui se désagrégeait sous les pas, s’effritait, coulait inconsistante comme si elle n’eût pas été de la terre. Laure en avait plein les mains, plein les pieds, de la roubine noire. Après, c’était un sentier sous les yeuses où il fallait éviter les troncs rabougris, tors. On eût dit une armée de nains qui défendait la forêt. Quand elles atteignirent la lisière inférieure des hêtres enfin, Laure était à quatre pattes.

— Tatie ! Je peux pas aller là-haut, c’est trop loin !

Laure était à genoux, incapable de faire un pas de plus.

— Qué poule mouillée ! dit Aimée.

Elle souleva la gamine au-dessus d’elle, la fit passer sur sa tête et la posa à califourchon sur son cou. C’est ainsi que Laure atteignit les Hautes-Herbes. C’était un beau nom pour peu de chose, avait dit le notaire condescendant lorsque Florian avait signé l’acte.

— Ferme les yeux ! dit Aimée, et tu ne les rouvriras que lorsque je te dirai !

Mais Laure ne pouvait s’empêcher de respirer. Un parfum inconnu flottait léger sous ses narines. Elle qui était habituée à la forte senteur de l’aspic et des buis, la subtilité de cette nouvelle fragrance l’inquiétait un peu.

— Tatie ! Qu’est-ce que ça sent ?

Le mot « parfum » n’était pas encore entré dans son vocabulaire.

— Attends et garde bien les yeux fermés !

Laure se sentit soulevée et déposée sur le sol.

— Là ! Tu peux ouvrir les yeux !

Laure reçut sur ses pupilles un éblouissement blanc qui la fit ciller.

Devant elle, dans le parfum décuplé qui l’environnait, un vallonnement doux à l’œil se déployait jusqu’à l’orée d’un bois, jusqu’aux restes d’une ruine affaissée qui retournait lentement à la terre. Depuis les pieds de Laure jusqu’aux murs écroulés de cette ruine, un tapis s’étendait uniforme, grandiose, vert et blanc, mais d’un vert qui n’existait pas dans la mémoire de Laure, mais d’un blanc qu’elle n’avait jamais vu, un blanc qui ne ressemblait ni aux draps étendus sur les prés, ni au voile de mariée de sa mère qu’on avait déchiré autour du berceau du frère pour le garantir des mouches.

Laure, dès cet instant, joignit les mains et durant tout le temps qu’elles mirent, Aimée et elle, à s’avancer vers la ruine par un sentier bien tracé, elle demeura ainsi, n’osant se baisser, n’osant s’exclamer. Une dévotion instinctive la tenait en lisière.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Du muguet, dit Aimée.

Elles parlaient à voix basse, comme si soudain le son de leur voix allait éparpiller toutes ces clochettes pimpantes qui dressaient vers le soleil leurs hampes de demoiselles guindées mais fières de l’être. L’air du matin palpitait dans les rieurs radieuses et les faisait trembler, lui aussi avait décidé de se mettre en prière.

Les muguets n’étaient pas seuls. Ponctuant leur tapis, plus haut qu’eux, la prairie était constellée par quelques fleurs qui surplombaient les clochettes. Elles ressemblaient à de jeunes abeilles ventrues chargées de miel, montraient les mêmes robes noir et jaune, on ne savait pas. Elles étaient constellées d’étoiles imperceptibles qui parfois accrochaient brièvement les rayons du soleil. Toujours à voix basse, Laure demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des sabots-de-Vénus, murmura Aimée.

— Qui c’est Vénus ?

— Quelqu’un qui avait petit pied, dit Aimée.

Elles continuaient toutes deux à avancer avec précaution, à chuchoter comme dans une église, n’osant fouler ce tapis de fleurs qui leur paraissait saint. Soudain Laure s’accroupit promptement.

— Et ça ? dit-elle, le doigt tendu.

Au ras de l’herbe, tapies parmi les muguets, elle désignait de grosses trompettes bleues dont certaines étaient encore fermées.

— Ce sont des gentianes, chuchota Aimée, des gentianes bleues.

— Gentianes ! répéta Laure avec plaisir.

La grande ruine muette était en train de leur tenir un langage que ni Aimée ni Laure ne comprenaient car les ruines qui ont abrité l’existence sont toujours pleines d’histoires qu’elles voudraient bien raconter mais elles ignorent le langage des hommes. Elles ne pouvaient que s’exprimer par cet immense parterre de fleurs et ce ne serait que pour une quinzaine de jours. Après, à cette altitude, ce ne serait plus que de l’herbe verte. La beauté éclose ne durerait qu’un instant de l’année et pour l’amour de Dieu seulement car personne jamais ne venait sur ces pauvres hauteurs si ce n’est, à l’automne, de solitaires chasseurs aux pieds lourds et quelques couples de sangliers qui ravageraient ce que le temps aurait laissé, et ce ne serait alors que ruines de fleurs. Nul ne pourrait goûter cette splendeur palpitante comme un tapis déployée, tout cet ensemble : gentianes bleues, muguet blanc, sabots-de-Vénus, qui en silence proclamait la valeur de la vie.

— Tu peux en cueillir tant que tu veux, dit Aimée, sauf les sabots-de-Vénus ! Ceux-là, tu n’y touches pas ! Et surtout n’abîme pas les fleurs que tu ne cueilles pas !

Elle regardait avec une joie intense les beaux yeux de Laure refléter le plaisir de la découverte. Une sombre fierté la transportait d’avoir fait de cet embryon voué au malheur quelqu’un qui pouvait encore sourire et se réjouir.

— Je vais te dire quelque chose, Laure, quelque chose que tu ne répéteras à personne. Tu sais, le grand-père, c’est à cause de ce champ de muguet qu’il a acheté cette ruine. Seulement, il faut pas le lui dire. C’est plus secret que ce qu’il a d’argent !

Elle était sur le point de parler d’elle. Le muguet l’avait enivrée. Elle était prête à avouer devant Laure l’émoi qui l’avait envahie lorsqu’elle avait vu Séraphin serrant contre lui le corps de la fillette qu’il regardait tendrement. Elle ne laissa filtrer son secret que dans la tristesse de ses yeux, mais un enfant de cinq ans est beaucoup plus perméable qu’un adulte au mystère des âmes et Laure, traversant le regard de sa tante, capta tout ce qu’il contenait de détresse.

Quand elles prirent le chemin du retour, elles avaient les bras chargés de fleurs et le visage de Laure était le cœur d’un gros bouquet que la petite, les yeux mi-clos, ne se lassait pas de respirer. Et pour lui faire trouver le chemin moins long, Aimée marchait devant Laure en chantant :

 

Dans la plaine il est un ruisseau,

Près du ruisseau une fontaine,

Près de la fontaine un château,

Dans le château, la châtelaine !

 

Châtelaine au regard si doux,

Châtelaine à quoi rêvez-vous ?

 

Je rêve que je suis fontaine,

Dans la plaine près du ruisseau

Du ruisseau où la châtelaine

Possède un si joli château !

Possède un si joli château !

 

Cette chanson inconnue que nul ne lui chanterait plus, Laure ne l’entendit qu’une seule fois, mais elle s’en souvint pour toujours.

 

— Laure ! Va chercher de l’eau !

De l’eau, il y en a devant la maison, mais l’été, pour boire frais, on préfère celle de la source. La source est là-bas, au fond du vallon nord, à huit cents mètres de la ferme. La neige y restait plus longtemps qu’ailleurs, même qu’à d’autres endroits au nord. C’était seulement à la fin mai qu’elle voulait bien fondre. À deux cents mètres de là, les ancolies étaient déjà en fleur.

Cette source qu’on récupère dans la baignoire de zinc, d’abord elle est très froide et ensuite elle a la vertu du mystère. On a parlé autour de Laure de ce glacier hypothétique enfermé immense au sein de la terre et qui fond très lentement au fil des années pour enrichir de son eau notre pauvre pays.

Laure va volontiers à la source. Un crapaud l’attend tous les jours en coassant doucement le seul cri qu’il sache faire entendre. Dans le vent du soir, le peuplier s’exprime. La baignoire de zinc non plus n’est pas en reste. L’eau qui s’y précipite depuis le creux de la tuile romaine joue une étrange musique dont le débit n’est pas égal. Tantôt il est profondément sourd, tantôt il pousse des cris aigus comme une personne de la terre.

Laure arrive au bord du ruisseau, écoute longtemps cette musique berceuse. Une fois, elle s’est endormie. Tante Aimée a dû venir la chercher.

Ce fut au retour de la source que Laure rencontra l’homme. Il s’avançait au-devant d’elle sur le sentier. Elle commença à le voir de très loin, souple et posé et balançant les bras. Quelque chose en elle se souvenait de lui.

C’était entre chien et loup. On distinguait les silhouettes mais les visages étaient des trous noirs. L’homme d’ailleurs était noir des pieds à la tête à cause de son ombre qui interceptait le peu de jour qui végétait encore. Parce qu’elle restait interdite au milieu du chemin n’osant continuer à avancer, il lui dit :

— N’aie pas peur ! Je m’appelle Séraphin.

— Je n’ai jamais peur, dit la fillette. Ah, si ! J’ai eu peur une fois ! Quand le cheval s’est emballé parce qu’une guêpe l’avait piqué. Tu t’appelles Séraphin ?

— Oui, et toi, tu es la petite de la ferme.

— Comment tu me connais ?

Il sourit.

— Je t’ai portée, dit-il.

— Ah, je sais ! s’écria-t-elle. C’est toi : Madonna d’un accidente !

Il se mit à rire.

— Comment tu peux te rappeler ça ? Tu étais grosse comme un écureuil.

— C’est ma tante Aimée qui m’a raconté, et un jour qu’elle faisait la sieste, elle a prononcé ton nom en dormant.

— Elle a dit mon nom ?

— Oui. Je l’ai entendue. Elle a dit Séraphin ! Il faut que tu viennes avec moi parce que ma tante, elle t’aime !

Il sembla à Laure que cet homme devant elle soudain ne touchait plus terre. D’une toute petite voix, il demanda :

— Elle te l’a dit ?

— Non, je l’ai compris.

— Tu as compris ça, toi ?

— C’était pas difficile. Avant elle faisait attention qu’à moi. Maintenant, des fois elle m’oublie ! Il faut que tu viennes avec moi !

En levant très haut le bras, Laure réussit à s’emparer de l’index que l’homme lui abandonna. Elle s’y accrocha fermement, entravant sa marche, tâchant de le dévier de sa destination, celle qui lui faisait face, celle vers laquelle il allait. Il fallait absolument qu’il rebrousse chemin.

Elle tapait du pied.

— Regarde-moi ! commanda-t-elle.

Elle vit un regard navré qui rencontrait ses yeux bleus mais l’homme vira lentement sur lui-même, il tourna le dos à sa route. Il laissa remorquer sa lourde masse par cette fillette qui devait marcher sur la pointe des pieds pour ne pas lâcher le doigt auquel elle était rivée. Son âme était en panique. C’était la première fois de sa vie qu’il faisait quelque chose de déraisonnable.

Laure s’arrêta sous l’ombre des châtaigniers.

— Attends-moi là ! dit-elle. Et ne bouge pas.

Le cadre de la porte ouverte sur la lumière de la cuisine se découpait maintenant que la nuit montait autour de la maison. Laure souleva le rideau de jute et dit à voix contenue :

— Tatie ! Viens un peu !

On entendait seulement le bruit des cuillers heurtant les assiettes ; pas un mot n’était prononcé. On entendait aussi la lame du tranchet pénétrer dans la miche que Florian tenait fermement entre ses cuisses. C’était lui qui mesurait le pain de chacun.

— Et rappelez-vous, disait-il chaque fois, le pain d’abord !

Il voulait signifier qu’il fallait manger du pain abondamment pour épargner le reste de la nourriture.

Aimée se levait du banc.

— Tiens, dit Laure, mets l’eau sur la table et reviens !

Elle tendait le broc que sa tante saisit machinalement en grondant :

— Pourquoi tu me fais venir ? Pourquoi tu rentres pas ? Le grand-père se demandait où tu étais passée.

Laure fit un signe de la tête derrière elle.

— Il est là ! dit-elle.

— Qui ça ?

— Séraphin. Tu voulais le voir ? Il est là, je te l’ai apporté.

— Tu es folle. Si mon père le voit, il va prendre le fusil !

— Tu m’as dit que tu l’aimais !

— Je n’ai jamais dit une chose pareille !

— L’autre jour dans le muguet, tu me l’as dit.

— Non ! J’ai soupiré, pas plus !

— Viens ! répéta Laure.

Elle avait pris sa tante par la main. Elle l’attirait sous le châtaignier où Séraphin était immobile comme un arbre. Quand ils furent face à face, Laure essaya de saisir le regard que ces deux étrangers échangèrent dans l’ombre mais il faisait déjà trop noir. Ils ne se parlèrent que lorsque la petite se fut éloignée.

Nul ne sut jamais ce que ces êtres projetés l’un vers l’autre se dirent ce soir-là mais avant de rentrer, Laure les vit se tourner vers l’ombre des autres arbres. Ils cheminaient ensemble à pas lents. Ils allaient du côté de l’orée du bois où Séraphin avait sauvé Laure. Bientôt, ils ne furent plus visibles.

Romain, de l’intérieur, appela fermement Laure. L’enfant fit la grimace avant de répondre. L’arôme de la soupe de courge et d’épeautre se frayait chemin autour du rideau de jute. Laure n’aimait pas la soupe de courge mais elle rentra vivement dans la maison, se coula sur sa chaise et se mit à la manger comme si elle l’aimait. Elle était au comble du bonheur.

 

Ce fut octobre aux teintes d’or. Laure avait maintenant cinq ans. Depuis qu’elle savait lire et écrire, elle avait une envie folle d’aller à l’école. Elle avait lu deux fois Le Tour de France par deux enfants, elle le connaissait par cœur.

La tante Aimée et la tante Juliette firent un complot pour descendre jusqu’à Laragne acheter un cartable. Le grand-père avait prétendu qu’il n’y en avait pas besoin, que lui, il se faisait fort d’en tailler un dans trois feuilles de carton, une courroie découpée au tranchet sur une vieille bride de cheval et que ce serait bien suffisant.

— C’est ça, dit Aimée à son père, et vous supporterez ça, vous ! Que votre petite-fille soit la seule à ne pas avoir de cartable neuf ? Le premier beau souvenir qu’on a dans sa vie, c’est l’odeur du cartable neuf !

Depuis quelque temps, Aimée la soumise faisait souffler un vent de révolte sur la fratrie et le grand-père savait à peu près à quoi l’attribuer. Il s’occupait activement les jours de foire en quêtant de-ci, de-là, à redresser la situation.

C’est difficile, quand on est le maître d’une exploitation, de faire régner l’ordre sur sept enfants. Surtout quand on est pauvre. Tout tenait ensemble parce que tous étaient soumis. S’il y en avait un qui se révoltait, tout risquait d’aller à vau-l’eau. Il fondait de grands espoirs sur Laure.

— Elle sera bergère ! se disait-il.

Car c’était là sa principale préoccupation. Tout le monde, sauf Aimée, allait garder avec répugnance. Le berger est au bord de la société. Il passe pour inculte, grossier, sale, il n’aime pas les loups, on ne l’imagine, lorsque le troupeau chôme et se rassemble en cercle parfait, qu’allongé à demi sous l’ombre d’un hêtre et tirant sur un mégot qui le mènera au tombeau bien avant l’heure. Un berger, c’est quelqu’un qui prend le soleil, alors personne ne veut être berger. Personne ne veut épouser un berger, personne ne veut être le père ou le fils d’un berger. C’est comme ça. L’imagerie populaire est pleine de bergers fallacieux, mais dites que vous êtes berger en rentrant dans une salle de bal et vous ne verrez accourir vers vous que des filles maigres et sans espérance.

Le grand-père avait fait sept enfants précisément parce que être berger ne lui plaisait pas non plus. Il avait eu toutes les peines du monde, son épouse mise à part, à trouver une ou deux maîtresses en son âge mûr. Elles prétendaient qu’il sentait le suint. Il comptait donc sur sa progéniture pour le remplacer mais ça, il ne se l’était jamais avoué franchement.

— Envoyez-la d’abord à l’école, avait dit Aimée.

Joyeuse et légère, le cartable presque vide tressautant sur son épaule, Laure, le premier octobre, était descendue en courant de Marat à Eourres. Elle avait vu tout de suite les marmots de son âge pleurant et reniflant, la morve au nez que leur mère essuyait avec soin, à croupetons devant eux. Les grands, méprisants, prenaient déjà des airs de on ne me la fait pas qu’ils avaient empruntés à leur père.

L’école était minuscule, le préau, terrain de jeu à l’abri, grand comme une étable pour une seule chèvre. Et il régnait par là-dessus une odeur de papier, d’encre et de gomme arabique aussi suave que celle des muguets au printemps dernier. Une carte très colorée était suspendue à gauche du tableau mais elle contenait des mots étranges, écrits dans tous les sens, et dessous, en tout petit, un nom énigmatique qui sonnait comme un envol d’oiseau quand on le prononçait : « Gallouédec et Maurette ».

Une image d’Épinal agrandie qui occupait le mur au-dessus de la porte resta inscrite dans la mémoire de Laure toute sa vie. C’était un âne rétif tanqué sur ses quatre fers au milieu des rails sur un passage à niveau, devant une maisonnette. Le train arrivait à toute vapeur, la garde-barrière brandissant un drapeau rouge soufflait dans un cor pour arrêter le convoi ; l’anière donnait de grands coups de parapluie au bourricot pour le faire avancer. Tous les jours, pendant cinq ans, Laure eut cette image devant les yeux.

Pour elle, curieusement, cette attente imminente d’une catastrophe annoncée ne représenta jamais qu’une image souriante de la vie. Elle était sûre qu’à force de coups de parapluie l’âne finirait par céder, et que tout rentrerait dans l’ordre : la garde-barrière se remiserait dans sa maisonnette pour suspendre le cor et ranger le drapeau, et le train bruyant poursuivrait son chemin en sifflant.

Cependant si Laure avait le sourire en entrant à l’école, elle ne sourira jamais plus après. L’institutrice avait beau être sa tante, celle-ci avait beau avoir été élevée dans les principes de l’école laïque et impartiale, elle n’en était pas moins humaine et, en tant que telle, elle souffrait mal que sa propre fille, aînée de Laure, ne soit pas à la hauteur de celle-ci.

Elle se faisait de funestes réflexions qui inclinaient ses convictions de libre-penseur vers d’étranges errements. Elle réfléchissait à l’injustice majeure de la nature qui fait des enfants doués ou non selon son bon plaisir.

En voyant la minuscule Laure entrer dans sa classe avec cet air joyeux alors que sa fille avait encore essuyé une larme en préparant ce matin son cartable, elle se disait :

— Quand je pense que ce cul-terreux de Romain, il a fait cette fille et encore, une fille ! Une moitié de fille ! Qui a su lire et écrire à quatre ans et que la mienne, alors que j’y passe la moitié de mes soirées, elle sort à peine du B.A.-BA, ça me crispe !

Ce fut donc sans états d’âme et en croyant bien faire qu’elle commença tout de suite à modérer l’enthousiasme de sa nièce par quelques menues brimades proportionnées à l’âge. Et c’était un bel apprentissage pour celle-ci que de découvrir peu à peu l’énigme de l’être humain à travers l’institutrice.

— Dis, tante, pourquoi tu me mets avec ceux qui ne savent pas lire ?

Laure est indignée. Sa tante lui a désigné sa place au premier rang à côté des morveux qu’on mouche encore.

— D’abord tu ne dois pas m’interroger ! Ensuite, ici, je suis la maîtresse et tu dois me dire vous !

Dès la première récréation, la tante s’accroupit devant Laure et lui dit :

— Tu sais, tu dois apprendre à te taire. Tu ne dois pas montrer ton savoir ! Tu ne dois jamais lever le doigt quand j’interroge, sinon tu vas décourager tous ceux qui ne savent pas ! Tu comprends ?

Laure fait signe que oui mais non, elle ne comprend pas. Elle sent vaguement qu’il y a un piège mortel derrière ces paroles, mais entre l’expérience de la vie que pratique depuis longtemps l’institutrice et cette pauvre petite qui s’efforce au savoir, la partie n’est pas égale.

C’était dur de ne pas lever le doigt. Quand sa tante posait une question dont elle savait la réponse, Laure gardait ses mains dans le dos pour se maîtriser. Chaque fois, c’était une grande déception que de refréner son intelligence.

Tous les ans, à la rentrée, l’institutrice avait coutume d’interroger les élèves à brûle-pourpoint. L’année où Laure commença son éducation, sa tante pointa l’index sur la mappemonde qui trônait sur son bureau.

— Qu’est-ce que cet objet représente ? questionna-t-elle.

Son regard ne s’arrêtait pas sur Laure mais sur ceux du fond, ceux du certificat, lesquels ne s’étaient jamais inquiétés de savoir qu’ils vivaient sur la Terre, qu’ils y tenaient rivés contre elle par une sorte d’opération du Saint-Esprit pourvu que cela ne leur interdise pas d’y être glorieux à l’extrême.

— Un globe terrestre ! cria Laure.

Elle n’avait pas pu se tenir. Elle avait eu peur que quelqu’un le sache et réponde avant elle. Elle préférait braver sa tante que paraître ignorante à ce point.

On entendit un formidable claquement de pupitre. C’était la maîtresse qui avait soulevé et laissé tomber le couvercle de son bureau.

— Laure au piquet ! ordonna-t-elle.

Son index accusateur désignait une place à côté du tableau.

— Qu’est-ce que c’est le piquet ? demanda Laure, interdite.

La tante se leva, fit dresser sa nièce et l’accompagna jusqu’au tableau noir en lui tenant ferme une des deux tresses blondes, chef-d’œuvre tous les matins de sa chère tatie.

— Voilà ! Tu restes là bien droite ! Le nez contre le mur jusqu’à ce que je te dise de regagner ta place. C’est ça le piquet ! Je t’avais prévenue, mademoiselle je sais tout !

Ces sortes d’injustices se renouvelèrent souvent mais ne rebutèrent jamais l’enfant. L’école était son phare, son orient malgré sa place parmi les petits qu’elle osait toujours contester. Elle voulait y aller. Elle exigeait d’y aller. Son père avait beau lui dire :

— Il neige ! Il pleut à verse ! Il fait un vent du diable ! Tu vas prendre une tuile sur la tête !

Elle répondait :

— Non, non et non ! Je veux y aller !

Elle tapait du pied sous la table et c’était une pitié que de voir un si petit être imposer une volonté qui n’avait pas de quoi se faire obéir.

De guerre lasse pourtant, le père cédait. Il prenait la petite par la main et ils faisaient tous les deux les trois kilomètres et demi qui séparaient Marat de l’école.

Trois kilomètres cinq cents ! Il n’était pas question de remonter à onze heures. Une autre tante vivait au village. Elle avait deux grands garçons qui végétaient lamentablement à l’école où rien ne les intéressait.

— Romain ! Tu devrais me laisser ta fille, proposa la tante. Comme ça, je la nourrirais et en même temps, puisqu’elle a tant d’avance, elle fera un peu lire mes garçons qui n’apprennent rien ! L’exemple peut être…

Ce n’était pas tant ce que mangeait Laure à l’estomac délicat qui coûtait tellement cher, seulement les morveux le prirent de haut avec leur institutrice improvisée et ne faisaient aucun progrès, par système, par orgueil mais aussi parce que ça froissait leur vanité qu’une fille en sache plus qu’eux. À la fin du trimestre, ce fut la plainte :

— Romain ! Ta fille me coûte cher. Elle est chichiou. Elle n’aime pas les œufs, elle n’aime pas les poireaux. Elle n’aime pas ci, elle n’aime pas ça. Quand par hasard elle mange, on dirait qu’elle est sortie de la cuisse de Jupiter ! Elle découpe la racine des carottes quand elles font le bâton ! Bref, je peux plus la prendre pour rien tous les midis ! Alors, voilà : je garde ta fille, mais toi, à la ferme, tu m’engraisses un cochon !

Laure était présente durant cette conversation. Elle eut une peur bleue que son père refuse. Elle dit précipitamment :

— Et puis, moi, je te ferai la vaisselle !

La tante haussa les épaules.

— Qu’est-ce que tu veux faire la vaisselle ? Tu arrives même pas à la hauteur de l’évier !

— Tu me mettras un tabouret sous les pieds.

Ainsi fut fait. Après le repas et en attendant deux heures, Laure, de ses petites mains, avec un soin dévot, lavait la vaisselle de la famille.

Pourtant cette longue distance à parcourir tous les jours, par n’importe quel temps, c’était dur pour une fillette de cinq-six ans. Elle n’était pas toujours bien chaussée. Elle avait des ampoules aux pieds et des engelures aux doigts car la soude où baignait la vaisselle n’était pas non plus très favorable aux mains fragiles de l’enfant.

On sortait de classe à cinq heures. Il y eut un moment sournois du temps capricieux. En décembre, janvier, la nuit fut close vers cinq heures. Les montagnes paraissaient deux fois plus hautes que d’ordinaire. La nuit était rébarbative dès sa naissance.

Des élèves compatissants accompagnaient Laure jusqu’à mi-chemin de la ferme. La tante Aimée de son côté venait à sa rencontre avec une lanterne qu’elle agitait pour donner courage à la petite. Celle-ci tirait la langue, avançait doucement sur le sol glacé. Pour s’encourager, elle se récitait à haute voix ce qu’elle avait entendu l’institutrice ressasser inlassablement aux grands qui préparaient le certificat.

— Le participe passé conjugué avec avoir s’accorde en genre et en nombre avec son complément direct s’il est placé avant, s’il est placé après ou s’il n’y en a pas, il ne s’accorde pas.

Ce dernier membre de phrase, Laure essayait de s’en bercer tandis que le froid mordait ses engelures aux genoux, sous ses jupes trop courtes. Quand elle voyait au tournant de la route la lanterne de la tante, elle faisait grand effort pour aller plus vite car elle songeait que sa chère tatie, tanquée sur la neige, était en train de se geler les pieds.

Tout cela n’était pas le plus tragique. Une bibliothèque sous vitrine contenait quelques livres. Il était interdit de les emporter à la maison, on ne pouvait les lire qu’après les cours du soir. Pour Laure qui devait faire tout ce chemin dans la nuit c’était impossible. C’était ça le gros crève-cœur. Derrière la vitrine où elle collait son visage, elle pouvait voir les titres de ces ouvrages qui lui faisaient tant envie : La Petite Fadette, Les Lettres de mon moulin, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Les Voyages de Gulliver, Gargantua, Don Quichotte, La Case de l’oncle Tom…

Il aurait suffi d’ouvrir la porte vitrée, de souffler sur les volumes pour leur ôter la poussière car nul ne les prenait jamais en main. La tentation s’emparait parfois de Laure, l’envie de se plonger dans l’un de ces ouvrages et de n’en plus sortir, mais elle pensait à sa tante qui l’attendait au détour du chemin, à l’inquiétude de la famille, à la question qu’on lui poserait : « Mais qu’est-ce que tu faisais ? »« Je lisais », cette réponse n’aurait pas paru plausible. Personne n’aurait compris.

Elle parcourait le chemin du retour ayant en tête les titres de ces livres ainsi que la règle du participe passé. Elle rejoignait Aimée et sa lanterne et celle-là la prenait sur ses épaules, la montait jusqu’à la ferme ainsi juchée. C’était le retour triomphal dans la cuisine chaude, l’heure du bain de pieds et de siège.

Le frère âgé de trois ans tétait encore sa mère. Il faisait ça debout, impatient, affairé, après quoi il absorbait encore une assiette de soupe. On le couchait tout de suite après. Ça l’assommait net toute cette nourriture qui faisait de l’énergie morte dans ce corps déjà robuste.

Le grand-père coupait le pain au tranchet. La grand-mère remplissait les assiettes avec du ragoût de pommes de terre à la sauge. Laure n’aimait pas le manger mais elle adorait le respirer. Les deux sœurs, jeunes filles enjouées, se racontaient les dernières histoires du village.

Laure oubliait tout de suite la dure montée à travers le malveillant hiver. La montagne et la nuit devenaient ce qu’elles étaient, la force des éléments que Laure percevait comme une musique.

Seulement après, quand elle était couchée dans la soupente, quand l’édredon jaune lui restituait toute sa chaleur et qu’elle s’endormait, les cauchemars s’entrechoquaient dans sa tête, se télescopaient avec une logique qui touchait au réel. C’étaient des cauchemars qui venaient d’ailleurs, de pays, de villes qui n’étaient pas d’ici, qui ne figuraient même pas sur des cartes postales qu’on recevait parfois. C’étaient des villes irréelles, des villes qui n’existaient nulle part sur la terre, des villes où tout le monde passait son chemin, sans un regard pour l’autre, sans un regard pour Laure perdue qui quémandait sa route. Et puis, soudain, tout basculait en un éboulement de rochers noirs, énormes et ronds, qui dévalaient le flanc de montagnes vertigineuses.

Alors, Laure se trouvait sur son séant, les yeux écarquillés. En bas, dans le corridor, la sourde horloge sonnait trois heures du matin. C’était toujours à trois heures du matin, entre les trois coups et la réplique, que Laure échappait à ses cauchemars. Souvent, elle résistait, se rendormait en claquant des dents, mais parfois aussi elle n’y pouvait tenir. Alors, dans la nuit noire, se guidant à tâtons contre les murs et comptant les portes, elle arrivait à celle d’Aimée où elle grattait. La tante n’avait jamais eu le sommeil tranquille, et maintenant moins encore. Elle sautait du lit, ouvrait l’huis doucement qui grinçait toujours un peu.

— Tu as encore rêvé !

— Oui, j’ai fait mon rêve.

— Le même rêve ?

— Oui, toujours le même rêve !

Laure sautait dans les bras d’Aimée qui lui laissait la place chaude sous les draps où elle dormait jusque-là.

— T’en fais pas, disait-elle, tu risques rien. Je suis là. Rendors-toi.

Ça n’était pas facile. Pour une enfant comme Laure, le corps de sa tante à ses côtés parlait sans que celle-ci ouvrît la bouche. Laure sentait de tout son être que sa tante s’efforçait d’oublier en dormant, s’obligeait à dormir, à ne plus pleurer. Alors elle posait sa petite main timide sur le bras d’Aimée et elle chuchotait :

— Qu’est-ce qu’il te dit Séraphin ?

— Rien. Dors !

— C’est pas vrai ! Il te dit des choses.

— C’est des choses que les petites filles ne doivent pas savoir.

Aimée demeurait silencieuse pendant de longues minutes et soudain alors que Laure s’était endormie, elle lui répondait :

— Tu les sauras bien assez tôt !

Et ces mots contenaient des sanglots.